Les troubles bipolaires, bien que reconnus depuis longtemps par la médecine, demeurent l’objet de nombreux préjugés. Ces idées fausses, souvent enracinées dans la peur ou l’ignorance, ont un impact direct sur la vie des personnes concernées : elles alimentent la stigmatisation, retardent le diagnostic, compliquent les relations sociales et nuisent à l’accès aux soins. Comprendre comment les préjugés se forment, pourquoi ils persistent et en quoi ils sont faux, c’est poser un acte de santé publique, mais aussi de justice humaine.
Le premier préjugé auquel font face les personnes vivant avec un trouble bipolaire est celui de l’instabilité émotionnelle permanente. Dans l’imaginaire collectif, le trouble bipolaire est souvent confondu avec des sautes d’humeur fréquentes, voire avec un tempérament lunatique. En réalité, le trouble bipolaire se caractérise par des épisodes bien distincts de manie ou d’hypomanie, alternant avec des épisodes dépressifs. Ces épisodes peuvent durer plusieurs jours ou semaines, et sont souvent entrecoupés de périodes de stabilité. On est donc loin de la caricature d’un individu changeant d’humeur d’une minute à l’autre.
Un autre préjugé courant consiste à croire que les personnes bipolaires sont dangereuses ou imprévisibles. Cette image, souvent véhiculée par les médias ou certaines fictions sensationnalistes, est profondément injuste. La majorité des personnes atteintes de trouble bipolaire ne représentent aucun danger pour les autres. Le véritable danger réside plutôt dans la souffrance psychique qu’elles peuvent éprouver, en particulier pendant les phases dépressives sévères, où le risque suicidaire est élevé. La violence associée à la maladie est davantage celle vécue par les malades eux-mêmes, face à l’incompréhension, à l’isolement ou à l’abandon.
Il existe aussi une croyance selon laquelle le trouble bipolaire empêcherait toute forme de stabilité personnelle ou professionnelle. Pourtant, avec un traitement adapté et un bon accompagnement, de nombreuses personnes bipolaires parviennent à gérer leur maladie et à mener une vie équilibrée. Elles peuvent fonder une famille, avoir une carrière réussie, entretenir des relations saines et contribuer activement à la société. Ce que le trouble exige, ce n’est pas l’exclusion, mais une attention particulière à l’hygiène de vie, à la régularité du sommeil, au stress et aux signes avant-coureurs des rechutes.
L’ignorance autour du diagnostic mène aussi à des jugements hâtifs. On soupçonne parfois certaines personnes d’être « bipolaires » dès qu’elles expriment des émotions fortes ou changeantes. Ce glissement sémantique banalise le trouble et nuit à sa compréhension. Être en colère un jour, joyeux le lendemain, frustré en fin de semaine : cela fait partie de la palette normale des émotions humaines. Le trouble bipolaire, lui, implique des bouleversements de l’humeur bien plus profonds, durables et invalidants, qui affectent le fonctionnement global de la personne.
Les préjugés touchent aussi la perception des traitements. Certains pensent que les médicaments « éteignent » la personnalité ou que les personnes sous traitement sont « assistées ». Ces idées sont non seulement infondées, mais dangereuses. Les traitements stabilisateurs de l’humeur, comme le lithium ou d’autres régulateurs, permettent justement de prévenir les épisodes aigus et de préserver la qualité de vie. Ils ne font pas disparaître la personnalité, mais aident à retrouver un équilibre durable. La psychothérapie, la psychoéducation, le soutien des proches et un cadre de vie adapté viennent renforcer l’efficacité des traitements médicamenteux.
Un autre préjugé persistant est que le trouble bipolaire serait lié à une forme de génie créatif incontrôlé. Si certaines personnes célèbres, artistes ou écrivains ont vécu avec un trouble bipolaire, il est erroné de romantiser la souffrance. Ce trouble n’est ni un moteur de génie, ni une source d’inspiration inépuisable. Il peut, certes, s’accompagner de périodes d’intense créativité, notamment en phase hypomaniaque, mais il cause aussi une profonde détresse, des ruptures, des hospitalisations, et parfois une perte de repères. Glorifier la maladie, c’est nier les réalités difficiles de ceux qui la vivent.
Ce que les préjugés oublient souvent, c’est la résilience des personnes concernées. Vivre avec un trouble bipolaire demande du courage, une grande capacité d’introspection, une discipline constante. Cela implique aussi d’accepter une forme d’imprévisibilité, de reconstruire des repères, de se confronter parfois à des rechutes, tout en poursuivant sa vie avec espoir et détermination. Les personnes bipolaires ne sont pas leurs épisodes. Elles sont bien plus que cela : ce sont des individus avec une histoire, une identité, des compétences, des projets.
Briser les préjugés, c’est avant tout écouter les témoignages, s’informer auprès de sources fiables, et refuser les généralisations hâtives. C’est aussi donner aux professionnels de santé mentale les moyens d’agir en prévention, de diagnostiquer tôt, et de proposer des parcours de soins personnalisés. C’est offrir aux proches des outils pour comprendre, soutenir, accompagner. Et c’est, surtout, permettre aux personnes atteintes de trouble bipolaire de vivre avec dignité, sans honte ni culpabilité.
Les troubles bipolaires, à l’épreuve des préjugés, révèlent en réalité autre chose : notre difficulté collective à accepter la complexité de la santé mentale. Pourtant, en allant au-delà des clichés, c’est un champ immense de compréhension, de compassion et de solidarité qui s’ouvre. C’est l’occasion de bâtir une société où la différence n’est plus synonyme de marginalisation, mais d’humanité partagée.